Le Syndrome de Szechwan
Dr Lucien Giacomoni, AEMBA, Critoch/1
04320 Entrevaux - e-mail: lucien.giacomoni@wanadoo.fr
Résumé: Auricularia auricula-judae, qui est un champignon réputé comestible et médicinal, peut être responsable d'un syndrome hémorragique par atteinte plaquettaire.
Abstract: Auricularia auricula-judae, a well-known edible and medicinal mushroom is sometimes liable for blood platelets's injuries.
Mots-clés: Auricularia auricula-judae, cuisine chinoise, plaquettes, purpura.
Le syndrome de Szechwan, ou purpura de Szechwan, a été décrit .pour la première fois il y a
plus de vingt ans chez des amateurs de cuisine chinoise. Ce type d'intoxication, provoqué par la
consommation d'un champignon traditionnel, n'est pourtant pas rapporté par les ouvrages de
mycotoxicologie, à l'exception notable du livre de Denis BenJamin (l995). C'est dire que le syndrome est strictement inconnu de la plupart des mycologues, et c'est pourquoi nous proposons aujourd'hui quelques explications sur une entité nosologique originale, sur les raisons de sa dénomination et – bien entendu - sur le champignon responsable.
Szechwan est une province chinoise de la région du Bassin Rouge, actuellement la plus
peuplée (plus d'un million d'habitants) et sans doute l'une des plus pauvres. Szechwan est la
dénomination anglaise de la région de Sse-Tch'ouan, célèbre pour ses "Alpes" sauvages et dont le
nom signifie « Quatre Rivières ». Le nom français nous est plus familier: Sichuan. C'est une province où le champignon a sévi, probablement parce que c'est l'une des régions où il est cultivé afin d'alimenter la cuisine traditionnelle. Selon BenJamin, le syndrome toxique s'est développé entre 1970 et 1980 dans différents restaurants chinois des États-Unis spécialisés dans la cuisine cantonaise ( « all- pervasive Cantonese-style restaurants »), c'est-à-dire proposant des recettes du Szechwan, mais aussi de Hunan, Pékin (en chinois: Beijing), Shanghai, entre autres.
Le champignon responsable est un phragmobasidiomycète de la famille des Auriculariaceae:
Auricularia auricula-judae L. ex Fr.(1), l'Oreille de Judas. Les Anglo-Américains le connaissent sous de nombreux noms communs: black tree fungus, Jew's ear fungus, tree ear, wood's ear, Judas's ear fungus. L'attribution à Judas est déjà très ancienne: on prétendait que ce champignon aux formes bizarres, qui pousse volontiers sur sureau, représentait les oreilles du traître(2) qui se serait pendu à cet arbre après la dernière Cène - même si la pendaison à un sureau paraît très improbable aux botanistes !
Il est amusant de noter que si l'adjectif latin auricularius concerne ce qui a trait aux oreilles, le
substantif auricularius signifie conseiller, mais aussi... mouchard !
C ' est un champignon que la plupart des auteurs considèrent comme comestible, malgré
l' aspect peu engageant de sa chair élastique et gélatineuse, et Roger Heim affirmait même qu' on
pouvait le consommer cru ! (1969), ce qu'à Dieu ne garde ! BenJamin nous rappelle opportunément
que « all mushrooms should be well cooked ». Do not eat raw Musrooms ! ». Et pourtant Rabelais nous racontait Jadis que Pantagruel aimait manger l ' auriculaire en salade (probablement "détoxiqué" par quelque bonne bouteille de Chinon ou de Saint-Nicolas de Bourgueil). Le champignon développe 303 kilocalories pour 100 g. de matériel sec selon les Chinois, un peu plus selon les auteurs américains Crisan et Sands ( 1978), avec une composition intéressante pour les nutritionnistes (et les dames un peu enveloppées): 10g de protéines (5 g seulement selon les Américains, c'est bien pauvre pour une « viande végétale » !), 0,2g de lipides, 65g d'hydrates de carbone, 375mg de calcium, 201mg de phosphore et 185mg de fer, avec des traces de carotène... et beaucoup d'eau, car c'est l'un des champignons les plus "hydriques" (90 % au moins).
(1) Le binôme proposé par Régis Courtecuisse (Champignons d'Europe) est Auricularia auricula-judae (Bul.) Wettstein
(2) Pour l'auteur britannique Geoffrey Kibby, on l'appelle ainsi parce que les oreilles de Judas « résonnaient du reproche de sa conscience » !
Mais l'oreille de Judas est surtout réputée pour ses vertus thérapeutiques dans tout l'Extrême-
Orient et chez quelques avant-gardistes de la médecine naturelle. Le célèbre traité chinois Icones of Medicinal Fungi from China (Ying et al., 1987) nous apprend que l'espèce est récoltée dans de
nombreuses provinces, entre autres Fujian, Henan, Taiwan, Hebei, Liaoning, Heilongjiang, Jilin,
Jiangsu, Hunan, Guangdong, Hainan Dao, Guangxi, Shaanxi, Ninhxia, Gansu, Guizhou, Sizang... et
bien entendu Sichuan. Mais il n'est jamais fait mention de la moindre intoxication - il est vrai que
nous pouvons difficilement connaître ce que les auteurs « autorisés » ont pu publier sur la toxicité de ce champignon, quand bien même ils auraient eu l'audace de mettre en cause le condiment qui a fait la célébrité des restaurants chinois !
L ' oreille de Judas, toujours selon la médecine traditionnelle orientale, serait efficace dans de
nombreuses maladies, et nous citerons avec beaucoup de p1aisir (et de prudence) les indications
proposées en langue anglaise, of course (on verrait mal les chinois écrire en bulgare)3 : « There are
considerable records about the medicinal effects of this fungus. They include the record in
« Compendium of Materia Medica »4 which says : « Auricularia auricula is good for the treatment of piles ''. Pan Zhi-heng of_Mind_ Dinasty in ''Guang Jun Pu'' says Liu er is a good stomach tonic, which regulates the flow of vital energy »..
C'est en fait l'un des plus importants ingrédients de la médecine populaire chinoise et on 1e
retrouve dans le traitement de la fatigue chronique et de l 'asthénie du post-partum (« il enrichit
1'énergie »), mais aussi comme thérapeutique souveraine des crampes, de la tétanie, des contusions et autres traumatismes. Il est prescrit en première intention dans les douleurs rhumatismales et le
1umbago, et sachant que les myco1ogues sont plus souvent podagres que véloces nous donnons
volontiers la recette de cette préparation magistrale: Auricularia auricula 625g, Atractylodes
chinensis, Piper nigrum, Angelica sinensis, Eucomia ulmoides, _Aconitum sp. 62g de chaque,
Clematis chinensis 25g, Achyranthes bidentata 30g, mélanger, réduire en poudre et délayer dans du
miel, puis faire des pilules de 9 g environ; posologie, une pilule deux fois par jour, avec des contre-
indications qui devraient nous faire réfléchir (« not to be taken by pregnant women »).
D ' autres préparations sont utilisées pour les thromboses artérielles, les ménorragies,
1'hématurie et les poussées hémorroïdaires, et il y a d'ail1eurs là une contradiction flagrante: on
fluidifie le sang (thromboses artérielles ou hémorroïdaires) ou on favorise la coagulation (ménorragies, hématurie). Ne nous arrêtons pas là: notre panacée (universelle, comme on ne dit jamais en Chine) soigne éga1ement la dysenterie, les désordres gastriques et les « tama1ous » des personnes âgées. C'est enfin un champignon qui aurait des vertus anti-cancéreuses, grâce à 1a synthèse d'un polysaccharide, affirment 1es auteurs chinois; il entraînerait une inhibition des cancers expérimentaux de la souris blanche, notamment de 40 à 70% pour 1e sarcome 1 80 et de 80% pour 1e carcinome d'Ehr1ich. Nous connaissons la formule de ce polysaccharide, grâce à A.Ceruti et M. Ceruti (l986): il s'agit en fait de deux g1ucanes, isolés en 1981 par Misaki et coll. et dont seule la fraction soluble serait active, le ( 1 ,3)- D-glucane, ainsi que l'a montré Ukai en 1983. Les Japonais, qui contestent vigoureusement l'appellation raciste de « champignon chinois » ont beaucoup publié sur les vertus anti-cancéreuses de l'oreille de Judas, en anglais, bien entendu, car ils savent eux-aussi renoncer à 1eurs idéogrammes (lire notamment: Ikekawa et a1., 1968). Coïncidence (ou vertus mésestimées de la médecine populaire), l ' auriculaire, macérée dans de l ' eau de rose ou du vin, était uti1isée chez nous dès 1e XVIe siècle pour apaiser l'inflammation des tumeurs.
Mais revenons un instant à la comestibilité de cette oreille que l'on déguste de gré ou de force
dans les restaurants chinois sous le nom de « champignon noir ». En réalité, 1'espèce consommée dans les restaurants chinois sérieux ne serait pas auricula-judae mais polytricha selon C1aude Moreau ( l 978) et même porphyrea selon Heim (1969). Peu importe, les trois champignons se vendent et se mangent, et sont souvent confondus sous la dénomination de mon lah, de mu erh ou de Nam meo, se1on la province d'origine du gargotier. Les oreilles sont cultivées sur des petits chênes et des pa1issades et
(3) Hélas, la plupart des articles cités par Yin sont calligraphiés en idéogrammes et peu de mycologues sont compétents dans cet art graphique !
(4) Ouvrage fondamental de la pharmacopée chinoise rédigé par Li Shih-chen sous la dynastie des Min.
font l'objet d'un commerce important à tel point que la production chinoise, qui atteint pourtant
plusieurs milliers de tonnes, ne suffit pas à satisfaire les besoins indigènes et que les ports de
Hong-Kong et de Shanghai en importent d'énormes quantités en provenance de Nouvelle-Zélande,
de Tonga, de Tahiti et d'autres îles du Pacifique. Une bonne nouvelle pour notre standing: nous
pratiquons, nous aussi, en France la culture de l' auriculaire, même si le procédé reste artisanal et
réservé à quelque bizarre manie obsessionnelle. Lisez attentivement les Dernières Nouvelles des
Champignons de Guy Fourré et vous apprendrez comment utiliser à bon escient... votre aquarium !
Tous les consommateurs ne sont pas égaux devant le champignon magique. Ying et al., que
nous soupçonnons de posséder quelques intérêts dans les filatures, n'hésitent pas à écrire que
l'auriculaire est considéré comme l'aliment le plus sain pour les ouvriers qui travaillent dans les
manufactures de coton, de chanvre et de laine. Nourriture trop vulgaire pour les soyeux ?
Le Syndrome de Szechwan
Malheureusement, ce champignon paré de toutes les vertus présente un redoutable danger pour
les consommateurs excessifs (gluttonous eateys, dit BenJamin !). Le syndrome de Szechwan (nous
rappelons
qu'il s'agit d'une dénomination anglaise de la province
chinoise) a été décrit en l980 par un
hématologue du Minnesota, le Dr Hammerschmidt, intrigué
par le nombre anormalement fréquent
d'hémorragies
et de purpuras dans sa clientèle et qui finit pas trouver la
clef du mystère. Son enquête
étiologique avait permis d'éliminer quelques affections rares affectant les lignées sanguines et les
médicaments agissant sur l'agrégation p1aque_aire (comme l'aspirine, par exemple). Il finit par
constater que plusieurs de ces malades utilisaient fréquemment du ma-po dofu, une abomination
gastronomique à peine traduisible que nous vous transmettons dans le texte d'origine: « a spicy bean curd dish generous amounts of both auricularia auricula and sar quort, a water chestnut substitut ».
Le mélange inhibait les plaquettes in vitro, mais à la suite de nombreuses expérimentations, le Dr
Hammerschmidt constata que seul le champignon était actif quand il était pris par voie orale. La suite de l'enquête montra que plusieurs victimes de cette maladie plaquettaire inconnue fréquentaient assidûment les restaurants chinois et appréciaient les soupes aigres ( ?) et le « moo-shu pork ». La science venait de mettre la main sur un nouveau « syndrome du restaurant chinois » qui n'avait rien à voir avec la célèbre intoxication par le glutamate.
En 198l, Makheja et Bailey mettent en cause l'adénosine et les modifications de l'AMP cyclique, laquelle est impliquée dans l'agrégation plaquettaire. Certains auteurs, comme Benjamin, pensent que d'autres composés inhibiteurs sont présents, mais n'ont pas encore été identifiés. L'activité des différents lots de champignons est d'ailleurs variable, quelquefois assez virulente et quelquefois quasi inexistante, mais c'est un phénomène bien connu des mycotoxicologues: la concentration en métabolites toxiques dépend de nombreux facteurs, écologiques ou climatiques et peut-être bien de "races chimiques" (c'est le fameux et très discuté chimical strains des auteurs américains).
Bien entendu, les troubles de l'agrégation plaquettaire provoquent des saignements, plus ou
moins importants et plus ou moins répétés selon les individus, selon les quantités ingérées et selon les associations malheureuses avec certains médicaments (aspirine, anti-inflammatoires non stéroïdiens, etc.) et même certains aliments (le gingembre, autre spécialité des restaurants chinois, est également un inhibiteur connu de l'agrégation p1aquettaire, comme l'ont montré Dorso et coll. en 1980).
Les indications thrombolytiques de l'auriculaire en médecine traditionnelle se conçoivent alors
aisément et la thérapeutique chinoise est probablement efficace dans le traitement des thromboses
hémorroïdaire et des thrombophlébite du post-parrum, comme l'a reconnu Hammerschmidt lui-même en 1986. On conçoit que les saignements externes ou extériorisés, selon le terme médical en usage (épistaxis, rectorragies, gastrorragies ulcéreuses, plaies diverses) soient moins inquiétants qu'un saignement interne non "extériorisable" (une hémorragie cérébrale, par exemple).
Il existe cependant une affection qui n'est pas forcément gravissime mais qui est parfois
difficile à comprendre (le diagnostic étiologique n'est pas toujours évident) et donc à traiter: c'est le
purpura - qui a d'ail1eurs donné l'un de ses noms à notre Syndrome de Szchewan. Qu'est-ce que le
purpura
? C ' est une hémorragie cutanée, une issue des
globules rouges hors des vaisseaux. Avant de
mettre en cause un
hypothétique purpura d'origine alimentaire ou médicamenteuse,
il est important
pour le médecin d'éliminer les
syndromes dramatiques, parfois mortels, comme 1e purura fulminant
de Hénoch, la thrombocytopénie de Moschcovitch, le purpura hyperglobulinémique de Waldenström
ou encore la maladie de Schönlein (un purpura rhumatoïde qui frappe les enfants et les adolescents).
Le purpura de Szechwan a-t-il frappé, ou peut-il frapper les consommateurs français? C ' est
peu probable en raison des habitudes alimentaires: nos gastronomes sont moins exposés que leurs
homologues anglo-saxons, car dans l'hexagone les amateurs d'exotisme et les nostalgiques de la
Cochinchine ou du Tonkin sont plutôt gourmands de cuisine vietnamienne (surtout ne pas confondre,
comme dirait l'oncle Ho Chi Minh ! et celle-ci est moins riche en petits champignons noirs, sauf peut-
être en ce qui concerne les spécialités annamites. Mettons un bémol à cette bel1e certitude: il est bien
certain qu'une intoxication de ce type passera facilement inaperçue des médecins généralistes (les
combattants de première ligne »), qui sont insuffisamment formés à la toxicologie en général et à la
mycotoxicologie en particulier. Beaucoup de purpuras, qui viennent et qui s'en vont, restent d'ailleurs
inexpliqués, même des éminents spécialistes.
On notera quand même le caractère essentiel de cette coagulopathie d'origine fongique: el1e
ne frappe que lors de repas excessifs ou répétés. Cela ne vous rappelle rien ? Bien sûr: la
rhabdomyolyse de Tricholoma auratum, l'un des ces « nouveaux » champignons toxiques qui a tué,
celui-là, quelques « gluttonous eaters » d' Arcachon !
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